Cela fait maintenant un mois que je suis à Hambourg, et je n’avais encore jamais essayé une des activités touristiques les plus prisées de la ville : faire le tour de l’Elbe en bateau. Erreur que je me suis empressée de rattraper.
Pour ceux qui l’ignorent, l’Elbe est le fleuve qui passe à travers Hambourg, mène jusqu’à son port – le troisième plus grand port d’Europe – et berce à la fois canaux, porte-conteneurs, bateaux de croisières, bateaux-bus et embarcations touristiques. C’est dans l’une de ces dernières que nous avons atterri après avoir dégusté l’incontournable Fischbrötchen, un sandwich composé basiquement de deux tranches de pain, d’un morceau de poisson froid, d’oignon, et d’une variété de crudités. Pour mon plus grand bonheur – probablement uniquement le mien, notre vaisseau était le seul de tout le quai à diffuser très fort la panoplie des meilleurs tubes d’Elvis en attendant de larguer les amarres.
Bien qu’au bout de cinq minutes de périple nous ne sentions déjà plus ni nos nez ni nos doigts – la faute au vent du Nord – il faisait un temps magnifique. L’animateur du bateau racontait – apparemment – des blagues sur les noms de femmes que l’on donne aux bateaux et peuplait la dérive d’informations dont je n’avais que quelques bribes traduites. Et puis, nous nous sommes peu à peu éloignés de la rive, de la ville et de son mélange architectural extraordinaire pour s’orienter vers le port.
Notre bateau a commencé à tourner, se dirigeant lentement vers les docks. C’est là que je les ai vu, les porte-conteneurs. Monstres gigantesques amarrés au terminal, attendant d’être vidés de leur poids puis remplis à nouveau. Nous nous rapprochions de plus en plus, et de plus en plus je trouvais que ces immeubles flottants dégageaient une beauté que je n’arrivais pas très bien à comprendre.
Le soleil tape sur les coques des navires ancrés, impassibles face à la faible houle que nous générons par notre passage. Tout le monde est bouche bée, et se tort le cou pour observer les empilements de conteneurs colorés se grossir, se grossir, et bâtir des tours entières sur le pont. On nous explique que ceux situés tout en haut de la pile coûtent le moins cher, parce qu’ils ont beaucoup plus de chance de se décrocher et de se perdre en mer en cas de tempête. Je me demande combien d’entre eux n’ont pas survécu à la traversée pour arriver jusqu’ici depuis Shanghai, et ce qu’ils contenaient. Qui du One, de l’Evergreen ou du Cosco actuellement à quai est le plus grand, le plus solide ? Certains ont plus vécus que d’autre, ça se voit ils s’effritent. On dirait qu’ils se toisent, s’évaluent, près à soulever des marées entières d’un claquement de doigts. Des géants endormis, attendant l’heure de partir à nouveau, franchir la « Porte du monde », confronter la mer et y survivre indéfiniment sans jamais totalement s’éroder.
Je parlais plus haut de beauté. C’était une beauté industrielle, celle d’un monde de silence, automatisé, robotisé, sans trace évidente d’humanité et petit jouet des dieux. Personnellement j’ai toujours eu du mal avec la modernité. Je suis plutôt vieux jeu, style trois mâts en bois sculpté, carte au trésor, à me prendre pour Jules Verne. Il est rare que cette immensité disproportionnée, qui montre sans filtre notre monde d’échanges, sans frontières de consommation et de fait d’empilement, d’accumulation, me procure un aussi grand sentiment d’admiration mêlé d’écoeurement. J’avais déjà ressenti cela la première fois que j’étais venue ici, à Hambourg, un peu avant l’été. Sur les plages de sable situées après le centre ville, depuis lesquelles on pouvait se baigner dans l’Elbe, passaient tout près de nous les bateaux de croisière, eux aussi bêtes magnifiques et dégoûtantes. Je ne pouvais détacher mes yeux grands ouverts, tout en ne pouvant pas embrasser pleinement ce qui m’obsédait. Cette beauté inquiétante de la Grandeur créée de toute pièce par l’homme laisse un sentiment complètement nouveau, immoral et absorbé, qui m’interroge sur ce qui rend une chose belle : suffit-il simplement qu’elle nous dépasse ?
Teto Maltesi