People are strange
The Doors, People Are Strange (1967)
When you’re a stranger
Faces look ugly
When you’re alone
Un de mes plus grands plaisirs de voyageuse réside dans les gens avec qui je traîne. J’emploie volontairement ce terme de « traîner » car je trouve qu’il illustre parfaitement le caractère éphémère et à la fois très condensé affectivement qui enveloppe ces rencontres particulières. Nous ne pouvons pas expliquer pourquoi, mais ces parfaits inconnus croisés au hasard des chemins constituent soudain le cadre solide permettant de faire tenir l’image globale de notre séjour. Ma chance à Londres est que la maison de Clitheroe Road voit passer des dizaines d’individus par semaine, ce qui lui donne un caractère d’auberge secrète. Venir ici est l’occasion de croiser de nouvelles têtes aussi bien que de se retrouver entre habitués.
Une matinée-type débuterait sur moi écrivant au bar de la cuisine, saluant Jeje sortant du sauna dans un peignoir probablement plus âgé que nous tous réunis mais lui conférant une élégance britannique folle. Entrerait en scène Mackenzie, le nouveau guest de la semaine. Permettez-moi de faire un court interlude pour vous le présenter : Mackenzie a grandi à Los Angeles, parcourt le monde pour se trouver, me fait rire aux éclats comme peu de gens sur terre, écrit et compose de la musique, me familiarise avec Siddhartha d’Herman Hesse et le Human Design, a vécu quelques trips fascinants de San Francisco à la Mer Méditerranée et s’apprête à repartir passer deux semaines à Berlin sur la recommandation d’un couple de fermier allemands pour lesquels il a travaillé en Espagne deux mois durant. Ainsi, pendant que Jeje et moi nous occuperions de refaire un stock de café chaud, Mackenzie s’étirerait le dos, jouerait du piano dans le salon puis partirait méditer dans le petit jardin, entre la corde à linge et le compost. Après quelques échanges et quelques bribes de petit-déjeuner commun, chacun de nous vaquerait à ses occupations de la journée.
Les festivités sociales reprendraient leur cours à partir de 17h, l’horaire des habitués venant nous rendre visite après leur journée de travail. Hier, il y avait Davorka, jeune réalisatrice croate aux cheveux bleus, que je n’avais pas croisé depuis quatre ans, et que je voyais à la même époque quatre fois par semaine. Davorka est désormais mariée à un zoulou sud-africain et enceinte de jumeaux, venue prendre le thé et manger un carré de chocolat.
Mais je m’égare, et n’énumère pas les choses dans le bon ordre. Si elle savait que je n’organise pas correctement mon texte, je me ferais disputer. Car oui, avant tout, je ne peux pas évoquer les habitués de Clitheroe Road sans parler de la reine d’entre tous : Rosa la divine. Bien qu’elle répète sans cesse ne pas se sentir concernée par la vie de Jeje, sa présence demeure indispensable au maintien de la maison ainsi qu’à sa chaleurosité. Rosa a sa propre clé. Si le coeur lui en dit, Rosa vient, apporte parfois de quoi cuisiner de grands plats aux saveurs mêlant ses origines angolaise et portugaise et dont les recettes uniques resteront un secret. Autrement, Rosa peut venir boire un verre et rester cinq heures à discuter. Certains soirs, nous sommes simplement côte à côte, elle découpe de grands morceaux de tissus dénichés au marché de Brixton sur la table du salon tandis que je lis sur le canapé sous la verrière. Rosa est une femme qui dit ce qu’elle pense, qui s’affirme sans cesse. Gare à ceux qui lui tiennent tête. Il y a deux jours, alors qu’elle venait me tenir compagnie et que nous dinions ensemble autour d’une bouteille de vin mise de côté par Jeje, je prenais mon courage à deux mains pour lui dire qu’elle était parfois snob, et que sous prétexte que les habitants de ce monde n’étaient jamais assez bien pour elle, il n’y avait pas de raison de placer les deux tiers de la population sur liste noire. Elle éclata d’un grand fou rire, criant à l’indignation. J’insistais : « crois-moi, tu seras la première postée à la porte du Paradis à recaler à la pelle vers l’Enfer tous ceux dont la tête ne te reviendra pas. » Des larmes perlent au coin de ses yeux. C’est une idée qui lui plaît. Elle ajoute en me regardant droit dans les yeux : « This is me. If I don’t kill you, you have a friend. » Vous êtes prévenus.
Ces visages, ces récits de vie étonnants et riches accessibles à celui ou celle qui voyage rappellent sans cesse que les principales frontières que nous dressons demeurent des inventions soi-disant pratique, mais pour qui ? Bien au-delà de la visite des lieux incontournables, ne voyage pas vraiment celui ou celle qui ne fait que passer, ne rentre jamais en interaction. Plus que les photos que nous prenons, les souvenirs que nous achetons pour ne pas oublier, créer un lien, encourager la diversité, nous enracine pour toujours. Et bien plus que tout, c’est souvent la raison pour laquelle nous décidons de revenir.

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