The trouble is that experience is useless without memory. Serious travel writers not only see and understand everything around them but command erudite cross-references to history, literature and related travels. I couldn’t even remember where I’d been. I think I was born with a weak memory as one can be born with a weak heart or weak ankles. I forget places, people, events, and books as fast as I read them. All the magnificent scenery, the greatest joy of travel, blurs. As to dates – what year? What month? – the situation is hopeless.
– Martha Gellhorn, Travels with myself and Another, five journeys from Hell
J’ai fait le choix de ne pas écrire sur Londres dès la seconde où mes pieds fouleraient le sol britannique, en dépit du fourmillement d’idées qui m’envahissait comme une tempête. C’était un choix stupide, que je regrette, dont j’ignore la source et contre lequel j’ai sans cesse l’impression de lutter. L’angoisse majeure de l’écrivain, c’est-à-dire celle de la perte de mémoire, toque à la porte de mes pensées depuis lors. À l’heure où je décide enfin d’écrire ces mots, je sais que je ne pourrais pas rattraper ce temps perdu, ni les milliers de détails non-rédigés disparus dans le néant synaptique. Je me rassure en me disant que le décalage horaire avec la France me donne l’impression de gagner une heure de vie supplémentaire. Cette heure imaginaire que je possède, je décide de l’utiliser pour céder à l’obsession majeure de l’écrivain : le désir de raconter. Les éléments subsistants et décantés dans le marécage des souvenirs pourront une fois pour toute quitter mon cerveau, et laisser place à de nouvelles informations. C’est un travail de tri quotidien, que je me dois d’accomplir sereinement, et que je dois surtout ne jamais repousser au lendemain sous peine de finir dans le même état de folie que celui qui m’habite en ce moment.
Ce premier jour, où je suis arrivée, fut pourtant assez quelconque. Je quittais la gare de King’s Cross vers dix heures (UTC+1)pour prendre le tube après avoir retiré mon Oyster Card toute fraîche. Remplie de ces termes magiques qui déjà éloignaient la France à l’autre bout du continent mental, j’embarquais au coeur du fog sous-terrain et brûlant de la Victoria Line, direction Stockwell. Chargée d’un sac d’affaires prêtes à affronter n’importe quelle météo changeante et à moitié pliée en deux dans le wagon au plafond toujours trop bas, je repense à la première fois que je suis venue ici. J’avais vingt et un an, je n’avais jamais vécu à l’étranger, mon anglais bancal se résumait à du vocabulaire de série B et l’idée de prendre ce tube seule en heure de pointe m’avait terrifiée. Après cinq ans, j’ai le sentiment simple en arrivant à Londres d’enfin rentrer chez moi. Un chez moi qui m’a donné ma première dose d’indépendance et qui a bouleversé ma vie. Être ici, respirer cet air, me ramène à cette image sensible et forte de moi-même.
Mon arrivée devant la porte d’un numéro situé entre le 10th et le 15th de Clitheroe Road SW9 9DZ est imminente. La personne qui habite cette petite maison à la porte orange et au vitrail coloré est une de mes personnes préférées sur terre. Jeremy, alias Jeje ou JZ (prononcer Jay-Z), 75 ans et toutes ses dents, travaille dans le cinéma, ne mange pas de gluten, est plus anglais que le plus anglais des anglais et possède un sauna dans son sous-sol. Je toque à la porte, le bruit métallique retentit comme un écho. Une jeune femme ouvre. C’est Sophie, alias Soph, qui travaille pour Jeje depuis onze ans et cherche un acteur pour le rôle d’un script à l’issue complexe. Soph me prépare un café dans la cuisine puis m’emmène à l’étage, dans le bureau officiel de Jeje transféré à domicile depuis le covid. Le maître des lieux est dans sa chambre et devrait bientôt arriver, le temps de monter mes affaires dans la mienne, la même depuis cinq ans, située au tout dernier étage sous le toit. Jeje finit par surgir de son antre, un téléphone dans chaque main. Nos retrouvailles sont aimantes et chaleureuses. Cela fait deux ans que je n’étais pas venue, cela nous semble bien plus. J’intègre immédiatement le paysage quotidien et reprends mes marques. En une quinzaine de minutes, je suis au courant de toute la vie actuelle de Jeje qui passe ses appels en haut-parleur et n’a de secrets pour personne. Il est temps d’étendre mes retrouvailles avec la ville, qui m’attend au coin de la rue. J’enfile mes Converse, direction Hyde Park et High Street Kensington, où j’ai brièvement vécu, également derrière une porte orange, avant d’atterrir à Stockwell. Je constate à quel point les rues ont changées, qu’à part le boulanger « français » – où je me ruinais en baguettes de pain comme seule tentative culinaire de conserver un lien avec mon pays d’origine – et le Cancer Charity Shop – où j’ai refait l’entièreté de ma garde-robe avec le peu d’argent qu’il me restait une fois les baguettes achetées – les cafés, les librairies, les magasins de vêtements, ne sont plus les mêmes. Je marche sans but, je me perds à la frontière de Nothing Hill. Mon estomac crie famine et mes trois heures de sommeil protestent. J’attrape un wrap de boulettes de viande et de halloumi dans un des milliers de Prêt à Manger qui constituent l’unité de mesure par excellence des trottoirs londoniens. Je continue de marcher en mangeant, si je m’arrête, je m’endormirai sur un banc. Sous quelques gouttes de pluie, un passage en librairie s’impose. J’achète les Chroniques de Bob Dylan ainsi que Travels with myself and Another, five journeys from Hell de Martha Gellhorn.
Au bout d’une dizaine de kilomètres d’errance, une pluie battante m’oriente en direction de la maison. En chemin, je saute du train en marche pour rejoindre sur le trajet un de mes lieux préférés : Saint James’s Park. La halte du café à emporter déniché dans un pub s’impose avant de franchir l’entrée du parc et de se fondre dans la masse. Je décide d’élire domicile pour un temps sur un banc baigné de soleil, entourée de la myriade habituelle d’oiseaux migrateurs et d’écureuils gris. Juste à côté de moi, quatre pélicans monstrueux au plumage rose poudré font tranquillement la sieste au milieu des passants. Mon regard se perd dans le mouvement des fontaines dont les jets épousent la forme des saules qui bordent la rive du lac en face. Une femme à la poussette étrange se poste devant moi pour observer un grand cygne blanc qui parade. Je ne réalise pas que la poussette contienne en réalité deux énormes chats persans avant que l’un d’eux ne sorte sa tête ébouriffée et regarde avec envie le gang de pélicans.
Au-dessus du parc, un avion se prépare à atterrir toutes les trois minutes, ce qui me rappelle qu’à Londres, où que l’on soit, le ciel et les sous-sols de la terre sont sans cesse ébranlés par le bourdonnement des transports. La ville pourrait-elle un jour s’effondrer comme un château de cartes ? Cette pensée me ramène, à mesure que le soleil décline, à la maison. Jeje m’attend. Il partira demain trois jours en Italie, visiter un plateau de tournage. En attendant, je nous prépare des pâtes-sans-gluten-all’arrabbiata-avec-les-restes-du-frigo, excitée à l’idée de garder la maison pendant son absence. Une fois couchée, repue et heureuse, je retombe sur l’horoscope déniché ce matin dans l’un des quotidiens METRO distribué gratuitement :
PISCES: A Moon/Ceres alignment can give you a real appetite for travel. Ceres encourages us to find those activities and relationships that nurture us the most. If you’re dreaming of a place that would give you happiness, plan to visit soon. You may be surprised by what transpires.

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