Je prêche l’action de voyager sans laisser la trace de mon passage. Pourtant, j’ai cette démangeaison permanente de collecter des gri-gris. Allant de la carte postale au ticket de caisse en passant par la capture d’une liste de courses trouvée par terre et écrite en espagnol, mes trésors insignifiants se glissent entre les pages d’un livre d’Enrique Vila-Matas, écrivain barcelonais, que je n’ai pas pu m’empêcher d’acquérir. Vous comprenez, c’est de la littérature locale, et puis ils m’offraient le marque-pages du librairie – encore un gri-gri.
Je fais exprès de ne pas mentionner tout de go l’autre addiction sous-jacente du souvenir à tout prix : la pulsion automatique de vouloir tout prendre en photo. Je vous vois lever les yeux au ciel et acquiescer de la tête. Tous ces gens qui se prennent en selfie devant chaque monument sans même y jeter un œil, c’est intolérable ! Oui, j’entends. Sans aller jusque là, j’admets avoir le clic facile. Et que celui où celle qui ne l’a pas aussi me jette la première pierre. Encore une fois, en tant qu’écrivain, je suis excusée. Trouver des moyens de contrecarrer l’éventuelle perte de mémoire fait partie de la profession. Après tout, il n’y a pas plus grande angoisse que d’avoir traversé la ville à pieds sur 30 kilomètres et, une fois nos fesses confortablement installées à la terrasse d’un bar, un verre de sangria dans chaque main, se regarder et de se dire « qu’est-ce qu’on a fait ce matin déjà ? » Heureusement, il m’arrive aussi de prendre des notes.
Autre argument en faveur des gri-gris : la possibilité de tisser des liens qu’ils permettent en marquant l’anecdote, que l’on prendra par la suite plaisir à raconter. Certaines de mes possessions barcelonaises me rappellent que dans toute la vieille ville, je n’ai fait que croiser des chaussures solitaires abandonnées, et me questionner sur ce qu’il était advenu de leurs propriétaires. La carte de visite d’un restaurant me rappelle, elle, une recette inoubliable de tapas ainsi que le visage du Cerbère, gardien de tables non-réservées, avec qui j’ai entretenu une brève relation d’amour-haine. Nous étions, à la fin du repas, déchirés de nous dire adieu. Autrement, un morceau ajouté à l’une de mes playlists me rappelle un concert de piano sur lequel je suis tombée par hasard le premier soir en sortant de l’avion, dans la cour perdue d’une ruelle enchantée que je ne retrouverai jamais. En rentrant en France, un flyer plié en quatre dans la poche arrière de mon jean témoigne d’un spectacle de flamenco vu sur un coup de tête a l’inoubliable Palau de Música et après lequel, ivre de beauté, j’ai dansé toute la nuit en jouant des castagnettes imaginaires. Toutes ces évocations font ressurgir un autre souvenir, celui, ultime et que je recommande, de réussir à ramener un trésor comestible. En effet, lors de mon précédent voyage à Londres, je me rappelle que Jeje, mon hôte revenant tout juste d’un bref séjour à Turin, m’avait ramené dans un minuscule doggy-bag un échantillon de viande merveilleusement cuisinée, comme savent le faire les italiens, et que nous avions dégustés quelques heures plus tard au fin fond de Brixton, alors qu’il me contait son voyage.
Ces exemples démontrent l’importance de se détacher volontairement de la foule, d’arpenter, de collectionner sans relâche les miettes qui constitueront les seuls souvenirs qui vous seront réellement propres. N’hésitez pas, ensuite, à vous faire inviter comme conteur d’histoires, et comprenez également que je garderai d’autres événements pour moi seule. Un magicien ne dévoile jamais ses secrets, l’écrivain, lui, s’en garde une petite partie.
