Cela fait plus de deux mois que l’artiste Pauline Guerrier est arrivée à Lucknow, capitale de l’Uttar Pradesh, Inde. Elle a été sélectionnée pour intégrer la Villa Swagatam, un programme de résidence sur trois mois organisé par l’ambassade de France en partenariat avec des institutions locales. J’ai rendez-vous à distance avec elle pour discuter de son expérience. Quatre heures de décalage horaire nous séparent, elle m’annonce une heure de retard sur notre appel pour une raison géniale : un anaconda de quinze mètres de long traversait l’autoroute sur le chemin entre son atelier et sa chambre d’hôtel climatisée.

Pourrais-tu présenter ton travail à la Villa Swagatam ?
La Villa Swagatam est une occasion pour moi de développer un projet de recherche entamé il y a plusieurs années et qui s’intitule Les gardiens du monde. Au fur et à mesure de mes voyages, j’ai accumulé un répertoire de formes et de couleurs, archivées sous la forme de dessins, qui rassemble des rituels ancestraux au sein de différentes communautés, en Argentine, au Chili, au Bénin, au Maroc, au fin fond des Etats-Unis ou ici, en Inde. La particularité de ces rituels païens ou religieux est leur vocation d’accompagner le changement des saisons. Holi, la fête des couleurs, par exemple, que je suis allée faire à Varanasi, est une célébration hindoue qui accompagne le passage au printemps.
Bien que j’apprivoise de multiples techniques, pour ce projet, j’ai principalement travaillé la broderie. Je n’avais jamais été en Inde. J’ai pris une énorme claque en arrivant, en observant les brodeurs travailler cinq centimètres par cinq centimètres par jour, avec minutie et précision. Dans l’atelier où je suis à Lucknow, ils sont vingt-cinq à se concentrer exclusivement sur mon travail, par l’usage d’une technique née dans cette ville qui ne se transmet que par l’apprentissage et à l’oral.

Actuellement, je suis la seule à réaliser une double-résidence. Les deux ateliers où je travaille devaient se situer au même endroit, mais ils n’ont pas eu le temps de les centraliser. Je navigue donc entre deux villes, Lucknow et Jaipur, ce qui me va très bien. Dans tous les cas, j’aurais voyagé durant mon séjour !
Sous quelle(s) forme(s) se matérialise ton travail actuellement ?
Je suis arrivée en Inde avec un ensemble de dessins déjà nourris de mes recherches précédentes, que j’ai alimentés avec ce que j’ai découvert ici, dans les archives. En m’appuyant sur l’ensemble des traditions accumulées, j’avais pour but de créer comme des patchworks, des cadavres-exquis, moins maîtrisés, plus instinctifs, de personnages hybrides, universels.
Mon procédé est le suivant : je réalise le dessin, je le photographie, je le projette sur le mur sur lequel j’installe une grande toile de lin. Je recopie ensuite un à un tous ses traits, pour savoir précisément ce que je veux garder, avant de le tendre sur un métier à tisser où tout sera brodé à la main. La plupart de ces pièces sont faites en perles de verre, qui les recouvrent comme une offrande, un bijou.

La seconde partie de la résidence qui se situe à Jaipur porte sur les block-prints, une technique d’impression par tampons réalisés à partir de blocs de bois sculptés. Ce procédé-là est un des plus anciens de l’Inde, autrefois utilisé à destination de personnalités royales, au moyen de pigments imprimés. Le dessin réalisé est collé sur une plaque de bois taillé, c’est le block. Le block-printeur le trempe dans l’encre, le pose sur le tissus, et tape sur le côté de sa main. Tremper, poser, taper, crée une musique très rythmée, très belle. Pour mes oeuvres, j’ai fait fabriquer 14 blocks représentant des parties du corps (des nez, des bouches, des oreilles), mélangés à des blocks d’archives du Jaipur Centre for Art. Comme à la manière des ex-voto que l’on retrouve en Grèce dans les chapelles, je m’en sers pour créer des personnages inspirés des formes physiques que j’ai pu voir, d’autres rituels.


Peux-tu illustrer un exemple de rituel dont tu as été témoin ?
Depuis que je suis arrivée, j’essaye de comprendre l’hindouisme. Une de ses notions principales, le Māyā, est l’idée que tout ce que nous vivons autour de nous est faux, superficiel, nous voile de la réalité. L’ « Après » est seul à compter. C’est pour cela que Varanasi, où je me suis rendue pour la célébration d’Holi, est aussi importante. Pour les hindous c’est la ville du dieu Shiva, qui incarne la destruction, donc la renaissance, là où s’arrête la douleur et commence un nouveau cycle. Mourir à Varanasi est un immense privilège. La ville voit trente mille personnes brûlées par an, sur les ghats, crématoriums à ciel ouvert répartis le long du Gange. Les morts y sont embaumés, plongés dans le fleuve, avant d’être consumés sur les grands feux. Ces bûchers tournent à plein régime, toute la journée, toute la nuit, et c’est dans cette même ville que sont dispersés les pigments colorés célébrant le printemps. Ils se mélangent à cette poudre de cendres qui remplit l’atmosphère. Quand on sait que pour certaines communautés chaque couleur à un sens, comme l’amour, l’égalité, c’est très beau. Shiva lui-même est le dieu de la nuit, recouvert de cendres sur sa peau bleutée. Ce sombre n’est pas triste. De même que le noir, qui est l’ensemble des couleurs, incarne profondeur et liberté en son sein.
Tu te sers de ce langage des couleurs dans la composition de tes pièces ?
Pour les pièces réalisées d’après les dessins que j’ai fait ici sur place et qui servent pour les broderies, elles sont en fusion avec ces différentes idées. Au début de mon voyage, j’étais guidée par des bleus, des noirs, très contrastés, très influencés par mes voyages en Afrique. Désormais, j’use de superpositions d’oranges, de roses, de verts d’eau. Des accumulations de même gammes mais très vives, à l’image des tenues de tous les indiens que je croise, même dans les castes le plus pauvres, où d’ailleurs ils sont souvent les plus beaux.


D’autres sens sont ainsi mis en éveil ?
Continuellement. Il y a sans cesse beaucoup de bruits, de lumières, d’odeurs, tout est très intense. La partie olfactive est un aspect important de ce voyage. Les indiens sont les premiers producteurs de parfum de rose dans le monde. Je la sens partout. Pour récolter leur essence, les fleurs sont disposées dans de grandes jarres en cuivre, fermées par un capuchon dont le joint est un petit boudin de terre crue, puis mises à bouillir.
Au fil de mes recherches sur le sujet, j’ai découvert un parfum qui n’existe qu’ici, le Attar Mitti. Dans le village de Kannauj, à deux heures de Lucknow, un parfumeur a extrait, par le même procédé, d’autres odeurs que celles des fleurs : des piments, des bois, et surtout, des morceaux de céramiques cassés, pour récupérer l’odeur de la terre après la pluie. C’est ça, le Attar Mitti. J’en ai acheté, ainsi que de l’essence de pierre rouge, qui a construit tout le Rajasthan. Je ne sais pas encore sous quelle forme je vais le faire, mais j’aimerais que tu puisses te rapprocher de certaines pièces et t’imprégner de ces odeurs qui n’existent qu’ici, au quotidien.
L’artisanat est un excellent moyen d’entrer au coeur d’une culture, c’est une rencontre.
Ce que je vis répond à une boucle. Quand tu arrives dans un pays dont tu ne parles pas la langue, que tu vas vers les artisans, qu’ils voient que tu t’intéresses, que tu n’es pas là pour acheter mais pour comprendre ce qu’ils font, ils t’ouvrent leurs portes. À Varanasi, je me suis arrêtée à côté d’un temple où des gens tissaient des colliers de fleurs. Je leur ai demandé si je pouvais les aider et ils ont accepté. J’ai compris qu’ils venaient de brûler leur mère. C’était leur neuvième jour de deuil. Quand tu incinères un membre de ta famille, tu campes le long des ghats pour accompagner le passage de l’autre vers le divin. Ils faisaient ces colliers de fleurs pour accompagner le rituel. Ce que je veux dire par là c’est que quand tu voyages, ce qui est intéressant, c’est de s’arrêter. Quand tu pars en résidence, tu passes beaucoup de temps à attendre. Que les choses arrivent, que les choses se passent, et donc tu as le temps d’observer la vie.
Voyager seule est une nourriture nécessaire à ma création. J’ai besoin de partir à l’aventure, de ne pas toujours être dans un hôtel. J’ai réalisé il y a peu de temps à quel point la solitude changeait la dimension de ce qu’offre un voyage. Contrairement à ce que l’on pense, quand tu es seule, tu as tendance à être protégée par les autres.

Tu cibles donc ta recherche autour de l’homme, de son quotidien autant que de sa spiritualité. Je relève un vrai paradoxe de destruction et de préservation permanente dans tes sujets.
C’est ce qui m’attire, de faire ces ponts entre ce qui se passe dans le monde actuel et ce qu’il y avait avant. Comment peut-on être autant en alerte, continuer à pratiquer ces rituels dans le monde entier qui datent du berceau de l’humanité, et continuer à ignorer que la nature a changé ? Comment une telle séparation peut-elle exister entre la conscience de l’état de la Terre et la sur-conscience du divin ? Par exemple, célébrer le passages des saisons alors qu’il n’y en a plus tellement. En Inde, le changement climatique est vécu en accéléré. Le mois prochain, au mois de mai, il fera cinquante degrés. Cinquante degrés, c’est la première cuisson lente du programme du four français. Si tu ne t’hydrates pas, tu cuis. Littéralement.
En Inde, tout est transformé. Le moindre truc qui ne sert pas à quelqu’un servira à quelqu’un d’autre. La moindre chute de matière sera réutilisée par une autre communauté qui en fera autre chose. Les vêtements ne sont jamais jetés, ils sont rapiécés, réutilisés en torchons, retransformés en fils, dans une dimension du cycle, mais pas liée à une dimension écologique. Il n’y a pas de dissociation des matériaux. Un bracelet en verre coûte beaucoup moins cher qu’un bracelet en plastique. Parce que le plastique ne casse pas, dure plus longtemps.

Le plus violent est de se rendre compte à quel point le pays est abimé par la pollution. Il y a du plastique partout, partout, partout. Les indiens n’en font pas leur priorité, parce qu’ils se battent d’abord pour se nourrir. Certains lieux sont encore protégés, la nature y est belle, et, à la fois, d’énormes usines produisent un nuage permanent autour des villes. Les gens qui vivent dans la rue toussent sans cesse. Les riches vivent en maison climatisée avec air filtré. Il y a deux mondes, un vrai scénario catastrophe de science-fiction.
En tant qu’artiste, j’ai conscience d’à quel point la préservation de la nature est un des sujets les plus importants à traiter aujourd’hui. J’essaye toujours de trouver le moyen d’en parler. La plupart de ces rituels que l’homme communique au divin se manifeste par cette nature. Partout dans le monde, ils font intervenir les éléments. Il y a les offrandes liquides, les flammes, l’idée de passage d’un état à un autre. J’observe que la peau animale est un support omniprésent, aussi bien ses plumes, ses cornes, s’incarnent dans les messages. Il y a aussi la démultiplication des membres, que je découvre pour la première fois en Inde, où la plupart des personnages sacrés ont pleins de bras, pleins de jambes, plusieurs yeux. Dans mes pièces, j’essaye de faire en sorte que l’on retrouve tout cela.

Les œuvres que tu conçois actuellement vont-elles être exposées ?
Oui ! L’exposition aura lieu en novembre 2025 à Bruxelles, avec la galerie Stems. Elle présentera aussi tous les dessins réalisés avant, dans les autres résidences, et que je n’ai pas encore montrés. En décembre, il y aura également une exposition au Mobilier National autour de la Villa Swagatam, où elles seront visibles.
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Un immense merci à Pauline Guerrier pour sa participation à notre échange.
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Crédit photos: Pauline Guerrier