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  • The Clitheroe Road Chronicles (2/5): Spying At The British

    Ce matin j’ai une épiphanie en tartinant de la confiture de cassis et du beurre de cacahuète crunchy sur deux tranches de pain coupées en deux puis assemblées en sandwichs. Jeje m’apprend qu’on les appelle parfois des doorstops, leur épaisseur et surtout leur densité ayant le potentiel de maintenir certaines portes ouvertes. Cette recette ? Le surnom de cette recette ? Plus anglais, tu meurs. Pourtant, le goût de la mixture à la texture de gelée farineuse explose en bouche, croque. Je fais passer le tout avec une gorgée du café bon marché qui m’a brûlé la langue quelques minutes plus tôt.

    Cela fait trois jours que je suis arrivée à Londres. Ou quatre ? Quel jour est-il aujourd’hui ? Ici je perds toute notion de temporalité. Pour cause, dehors, le temps météorologique change toutes les heures. Je suis obligée de vérifier. Il est jeudi, nous sommes donc le quatrième jour. En léchant mes doigts des restes de pâte sucrée je saisis mon téléphone et tape au hasard « qu’est-ce que Dieu créa le Quatrième jour ? » Le site de la BNF affiche comme une prophétie : « le Quatrième jour, le temps entre en jeu, et de nouveaux modes de perceptions sont requis. » 

    Cela fait deux jours que je ne suis pas sortie de la maison. Ici, à Clitheroe Road, je me sens comme dans une bulle. Il suffit que je le décide et je suis totalement coupée du monde. La lumière vient à moi dans le silence, je n’ai besoin de rien. Il m’est déjà arrivé de ne pas sortir pendant une semaine autrement que pour faire les courses nécessaires à ma survie. À l’inverse, j’ai besoin certains jours de marcher à toute vitesse dès le réveil et de parcourir la ville jusqu’à ce que mes pieds pleurent dans mes chaussures.

    Londres a un revêtement particulier, le filtre d’une frénésie d’un autre temps cachée derrière le voile des maisons blanches à l’apparence identique. Certaines rues sentent la teinture et le vernis sur lequel on aurait renversé une tasse de thé râpeux. Je sais que dans cette ville seulement se réveille un visage que je ne porte nulle part ailleurs, imprégné de cette substance. Ou peut-être est-ce l’impression que me donne ma langue brûlée.

    La décision de ce matin fut de me rendre au British Museum, jamais exploré lors de mes précédentes visites et qualifié par un ami à qui je partage mon planning de « pire musée de Londres niveau muséographie et intégrité culturelle mais aux sublimes collections. » Ce n’est pas que j’en attende autant, mais cela confirme mon envie de m’y rendre et de m’y perdre. Il s’agit aujourd’hui d’enquêter pour dénicher des trésors, de provoquer quelque chose de neuf. Sur place, plusieurs éléments retiennent mon attention, le premier étant – dans l’étrange continuité du thème du Quatrième jour – la salle des montres et horloges, où un imposant automate doré en forme de galion médiéval, autrefois destiné à annoncer les banquets à la cour du XVIème siècle, trône au centre de la pièce. Je me penche sur sa description. L’objet se déclenchait par une musique émanant d’une pièce secrète dissimulée dans la coque, suivie d’un roulement de tambours et d’un cortège. Puis le bateau traversait la table, se stoppait par le retentissement du canon avant qui, faisant feu, déclenchait le reste de l’artillerie sous les yeux d’un Saint Empereur romain germanique miniature et des ses sept princes. Et nous, individus modernes, qui nous contentons simplement de hurler « À table ! » sans aucune fantaisie.

    S’ensuivent dans ma déambulation les esprits protecteurs assyriens à tête d’oiseau ; une tête et un pied issus d’une figure du Christ retrouvés dans le mur d’une église du Gloucestershire ; une citole merveilleusement sculptée. Je m’arrête devant l’homme de Gebelein, un corps naturellement momifié par le dessèchement provoqué 5500 ans auparavant par la brûlure du sable désertique égyptien. Recroquevillé en position de défense, cet homme fut « probablement victime d’une embuscade », poignardé à l’épaule gauche. Je m’agenouille pour me mettre à son niveau et lui faire face. Il possède encore quelques cheveux blonds sur le crâne et la position de ses mains dissimule les cavités creuses dans lequel se figea son regard apeuré. Instinctivement, je rêve de faire glisser le bout de mes doigts le long du parchemin qu’est devenue sa peau. Je remarque aussi, avec une certaine vexation, que ses dents sont plus blanches que les miennes.

    La suite de mes découvertes m’amène face au portrait d’un homme à la beauté foudroyante, peint de cire, d’oeuf et d’huile sur un panneau en bois de tilleul, voué à représenter le visage du mort après sa momification par les romains. Son regard est doux et provoquant à la fois. Le duvet légèrement bouclé  au-dessus de ses lèvres rappelle qu’il devait être jeune. Quelques salles plus loin, j’osculte des fragments de papyrus sur lesquels sont inscrits des passages du Livre des morts, texte destiné à l’accompagnement des défunts qui rassemble hymnes aux dieux, rituels et charmes de protection, mais aussi, de manière bien plus pragmatique, des instructions permettant de franchir les passerelles bien gardées de l’autre monde ainsi que les réponses aux questions servant à distinguer les « méchants » des « vertueux ». Les « méchants » bien entendu, n’étant pas autorisés à renaître dans une vie nouvelle. 

    Mes réflexions sensibles, profondes et plutôt sombres se soldent par un dernier béguin, la figure dorée de Garuda, homme-oiseau légendaire issu des mythologies hindouiste et bouddhiste à l’allure totalement rock n’roll, unissant le soleil et la lune au sommet de son crâne dans une ultime promesse de réincarnation. Prometteur, certes, cependant je me vois passer dans le reste des salles avec un regard glissant, distant, ce qui venant de moi est plutôt inhabituel. J’ai toujours adoré aller au musée, seule, pour contempler le silence des oeuvres figées dans le temps. Malgré cette pêche muséale plutôt fructueuse et satisfaisante, je ne ressens pas de souvenir inoubliable en vue. Quelque chose manque, de vivant.

    Le lieu du British ne me donne pas envie de m’attarder. Une fois revenue dans la Grande Cour, la foule de touristes et d’enfants en visite scolaire s’agite à l’approche de l’heure du déjeuner. Désorientée, je manque de bousculer quelqu’un. Je réalise trop tard qu’il s’agit d’un homme que je connais – anglais, grand, élégant, bien bâti, à la figure angélique de par ses cheveux blonds ondulés et sa peau très pâle – croisé trois heures plus tôt alors que nous arrivions en même temps dans le musée. J’avais noté son allure en remarquant le regard qu’il avait posé sur moi avant de disparaître dans le flot humain. Lui n’est pas venu seul, un couple de sexagénaires l’accompagne, j’imagine ses parents. La probabilité de croiser à nouveau un tel être dans un tel endroit me décide à le suivre à distance. Je troque ma carte d’archéologue pour celle de détective, ce qui reste à la fois très anglais et prend une dimension beaucoup plus intéressante. C’est la première fois de ma vie que je prends quelqu’un en filature. J’évolue derrière lui à quelques dizaines de pas, note mentalement chaque détail de son attitude, fais mine de regarder le plan de la salle quand il se tourne vers moi. James Bond n’y parviendrait pas avec autant de finesse. Pendant un temps, celui qui nous amène tous deux lentement vers la sortie, je prends beaucoup de plaisir à jouer ce jeu sans savoir s’il y joue avec moi. Il finit par sortir du bâtiment, je le suis. Dans un dernier regard, je passe devant lui, espérant ne pas trop sentir la momie millénaire. Nous nous séparons devant les grilles sans un mot, juste la perception d’une présence nouvelle, commune, et qui restera inconnue.