Étiquette : LA LETTRE

  • Vous est-il déjà arrivé de rêver que vous commettiez un crime ?

    La Lettre N°4 | avril 2025 1/2

    Le rédacteur Tim Adams écrit dans l’introduction de Salvador (1982), chronique de Joan Didion sur la guerre civile du pays : les meilleurs reporters font toujours résonner le monde extérieur à la manière de leur monde intérieur (…) ils cherchent toujours quelque chose d’urgent ou de troublant à découvrir, et sont engagés dans une relation amour-haine interminable avec le processus de recherche. À propos de Joan Didion : son écriture démontre le rôle du journaliste dans un monde où l’information est partout, et la vérité nulle part. 

    Dans la continuité de ces paroles pleines de sagesse, j’ai pris pour habitude d’extraire au moins une phrase des films, pièces de théâtre, documentaires etc. que je regarde – ce qui fait que mon compte Letterboxd ne dépassera jamais les 5 abonnés. C’est un exercice devenu machinal, qui me permet de re-situer très rapidement ce que j’en ai pensé, ressenti, et parfois d’ouvrir quelques portes, de faire des connexions entre ces deux mondes intérieurs et extérieurs.

    Cette semaine par exemple, alors que j’étais assise au tout dernier rang des gradins des Ateliers Berthier, Porte de Clichy, suspendue dans les airs derrière trois lignes de lycéens blasés cherchant désespérément un moyen de s’endormir sur leur siège sans être trop inconfortables, j’ai relevé cette question, tirée de L’amante anglaise de Duras.

    Vous est-il déjà arrivé de rêver que vous commettiez un crime ?

    Question posée par Claire (Dominique Reymond) à son Interrogateur (Nicolas Bouchaud) dans un rectangle blanc sur fond noir, deux chaises. Au bout de presque une heure à rester pendue à leurs lèvres, prête à me lancer en baston générale avec le premier dont le toussotement me ferait rater la réplique permettant d’élucider le crime, mon radar se déclenche. Note cette phrase. La raison viendra plus tard. À côté j’ajoute « ligne juteuse », certes.

    Pourquoi retenir cette question et aucune autre réplique d’une heure quarante de dialogues ? Je ressors de ma bibliothèque L’art de passer à l’acte de Léa Bismuth (2024), le pose à côté de la pièce. Phrase juteuse, mais qui symptomatise la capacité ou l’incapacité à passer à l’acte. La condition de l’écriture. En ce qui me concerne, je me revois dans la cour de primaire dire aux autres mioches que plus tard je serai sois écrivain, soit hors-la-loi. Bernard Stiegler a fait les deux, braquant d’abord des banques avant de devenir philosophe en prison. J’aurais dû dire, plus tard, je veux être Bernard Stiegler.

    Le coeur rempli d’une bonne oeuvre en amène une autre. Le lendemain je ne suis pas sortie de mon lit que je lance le documentaire Apolonia Apolonia de Lea Glob (2022) qui retrace la vie filmée sur treize ans de l’artiste peintre Apolonia Sokol – disponible sur Arte jusqu’au 6 mai. Deux heures aspirée dans un récit à la fois puissant et touchant, que je revois de mémoire en grandes affiches placardées sur le Reflet Médicis sans jamais me décider à pousser la pote du cinéma. Ce qui prouve que bien qu’Apolonia fasse partie de mon paysage depuis plusieurs années, on ne connaît jamais vraiment les récits des autres tant que l’on ne s’y intéresse pas. En outre, je me demande si j’aimerais revoir les treize dernières années de ma vie autrement qu’à travers la digestion d’un regard extérieur au mien. Je lui écris pour lui demander. Comment, avec l’intensité qu’elle possède, vous sentez-vous par rapport à cette oeuvre qui contient tant de votre vie ?

    Elle me répond : Maintenant que le film est entre les mains de son public, il n’est plus mon histoire, mais fait partie de l’histoire générale, celle qu’on raconte. Je suis soulagée. C’est ce que permet l’art.

    Apolonia, je l’ai aperçue une fois, au musée d’Orsay, lors du Jour des peintres. Pendant 24 heures, 80 artistes sélectionnés du paysage contemporain exposaient une de leurs oeuvres au milieu des habitués des murs de l’ancienne gare. L’autoportrait d’Apolonia, debout entièrement nue, trônait dans une salle entourée de celui de Cézanne et d’autres vieux hommes peintres donnant l’impression de ne pas la quitter des yeux. En m’apprêtant à quitter la salle, je rentrais à moitié dans Apolonia, la vraie, qui venait d’arriver et se toisait, habillée d’une grande plume jaillissant de sa veste ou de son chapeau, je ne sais plus. Elle regardait la pièce, satisfaite comme un parent qui assisterait à la remise de diplôme de son enfant, avec fierté et l’envie d’une coupe de champagne. Je n’avais rien de pertinent à lui dire, je la regardais dans l’espace et dans sa toile.

    Autoportrait d’Apolonia Sokol présenté au Jour des peintres, Musée d’Orsay

    Il est temps d’avouer que j’ai menti depuis le tout début de cette lettre, car je n’ai pas noté qu’une seule phrase de Duras, mais deux. La deuxième fait, j’espère, le lien avec Apolonia, quand le mari de Claire dit d’elle Rien ne restait en elle, elle se fermait et s’ouvrait à tout. La peinture, comme l’écriture, permet de retenir sous les ongles la matière qu’on a grattée.

    Maintenant que je me sens pleine, j’ai besoin de sortir. Je visite l’exposition Gabriele Münter au Musée d’Art Moderne, me demande à nouveau combien de femmes réellement douées devront passer par le discours d’excuse sur le passé de la société, de l’art, de leur absence de reconnaissance face à leur talent pour entrer, bien après leur mort, dans les musées nationaux. Je sors d’un énième passage en librairie et finis par me poser au bar, où mes pas me guident souvent. Le barman de Milan est revenu de son week-end à Madrid. Quand je lui demande comment s’est passé son séjour, il me répond qu’il est devenu une véritable star, et me montre une vidéo d’écran géant de boîte de nuit le filmant lui et son pote en plein tango endiablé. Son move signature : faire la guitare avec sa jambe levée. À côté de nous je capte Alain, un habitué, en échange passionné avec le sosie de Crocodile Dundee s’écrier Allez, j’me casse. À prochainement, si je me fais pas écraser.

    La lettre (1930) de Gabriele Münter, actuellement exposée au Musée d’Art Moderne de Paris

    Moi aussi, il faudrait que je me casse. Mais je ne suis pas totalement rassasiée. Je traverse la Seine une dernière fois, à défaut de l’ouvrir en deux, c’est la porte des galeries que je pousse. Je plonge avec plaisir dans les tableaux profonds et piquants de Christine Safa et d’Elené Shatberashvili. Là, je ne retiendrai pas de phrase, mais la substance épaisse de leurs couches, de leur agitation, qui remue ce qui ne s’exprime pas par les mots.

    Un matin (2024) de Christine Safa, actuellement exposée à la galerie David Swirner Paris 75003
    Elené Shatberashvili, actuellement exposée à la galerie Frank Elbaz Paris 75003