La Lettre N°5 | avril 2025 2/2
La semaine dernière, j’ai tué mon texte. Je le gardais en moi depuis plus d’un an. Dans mon esprit, il était écrit. Sans failles. Complexe. Noble. Un véritable chef-d’œuvre. J’avais hâte qu’il existe, il serait tout ce que j’avais rêvé d’écrire et qui confirmerait mon statut d’écrivain. J’ai même essayé de le vendre avant de l’avoir terminé. La semaine dernière, j’ai décidé qu’il n’existerait pas. Je l’ai enterré d’une phrase, entre l’entrée des toilettes du Musée d’Art Moderne et un croque-monsieur-frites rue Champollion : j’ai pris la décision de ne pas faire le manuscrit.
Les sourcils de mes proches se sont affaissés. Tu es sûre ? Oui. Puisque sur le papier il n’égalerait pas ce que j’imaginais, il fallait l’assassiner. Je l’ai fait sans douleur. Je me suis plongée dans les films, beaucoup de films, de la Dernière tentation du Christ de Scorsese au Dracula de Coppola en passant par Blade Runner de Scott et, mon péché mignon, la version succulente de Jason et les Argonautes de Schneer (à ne pas regarder si les effets spéciaux des années 60 vous rendent épileptiques). Bref, je me suis abandonnée aux plus grandes oeuvres que celle dont je n’accoucherai pas.
Alors que je pensais disparaître dans les génériques de fin, un nouveau texte est apparu. Comme s’il avait toujours été là, caché sous le corps inerte du précédent. Qu’il avait fallu le gratter au couteau pour dévoiler sa forme. Sous les pigments, sous la colle, sous la toile tendue, sous le châssis. C’était dans le vide, cet espace libre invisible à l’œil nu, qu’il attendait. Un tableau sous le tableau, qui me rappelle que l’artiste Merve Ceylan, alors que je plante les clous pour accrocher ses œuvres sur les murs blancs d’une galerie, me dit « sous cette table, et sous ce visage, il y en a bien six ou sept autres ».

Dès lors, je ne formule plus « j’écris un livre » mais « je travaille sur un texte ». C’est ce que je disais à Léo entre deux negronis préparés à l’improviste par le barman de Rome. Car le texte n’est pas moi, il est le texte. Moi, je suis moi. Nous œuvrons ensemble. Toutes ces caractéristiques à penser qui tordraient l’esprit de la fabrique du roman, je n’en ai plus rien à foutre. Je ne suis plus que l’enveloppe de la lettre qui se lit toute seule. Je ne cherche plus à répondre aux questions, un peu comme je n’essaye pas de savoir qui est le déchireur de calendrier fou qui répand partout dans mon quartier des feuillets bibliques, jamais à la date d’aujourd’hui.

Je ne décide pas de ce qui va s’extraire, je me prends telle que je ne sais pas que je suis. Comme les possibles derniers mots écrits de la main de Léonard de Vinci sur une page d’étude d’un problème de géométrie euclidienne vieux de 1800 ans « Il est l’heure de manger, etc., parce que la soupe refroidit. » Je ne dissèque ni ne distingue les mots, comme ceux qui ouvrent la porte intérieure de Joan Didion dans les Notes to John (2025), journal de séances chez le psychiatre pas prévu d’être publié quatre ans après sa mort, tout un paravent nouveau. Joan aurait-elle approuvé la délivrance de son intimité en dialogue avec le spectre de son mari n’est pas le débat que nous exercerons aujourd’hui (pour les sujets intéressants, référez-vous ailleurs).

Je dois marquer une pause. Dans le ciel sur l’île où je reste quelques jours ça s’est rempli d’étoiles. Dans le métro sur le chemin de quelque part, ça sent la crème solaire. De ces deux éléments j’aurais eu bien besoin pour m’éviter d’attraper l’insolation qui m’a fait délirer pendant la nuit et me réveiller à 2h34 du matin en nage, persuadée d’être frappée d’épiphanie plutôt que d’une sale migraine. Une phrase tourne en boucle boucle mais j’avais le corps lourd lourd. Gus mon colocataire ronronne il faut tendre le bras demain je ne m’en souviendrai pas alors c’était maintenant ou jamais (va-t-elle y arriver ?). L’écran du téléphone m’aveugle j’écris les yeux fermés : « Écrire sur les artistes, c’est rester assez ouvert pour ne pas fixer leur œuvre et trouver les bons mots qui feront ressortir leur exceptionnalité, la marteler dans leur âge de création. » Faites-en ce que vous voulez.

On se quitte avec la phrase tellement dite qu’on ne sait plus qui l’a prononcée en premier, mais dont l’interprète et le paysage, Hugo Winder-Lind sur le chemin de Brighton dans le cadre d’une visite d’atelier pour Hometown Journal, m’ont fait sourire.
You really try to focus on something and you can’t find the answer to it, and as soon as you stop thinking about it, the answer comes.

