En mai, j’ai été dans le bunker d’un entrepôt pour ouvrir des caisses remplies de tableaux arrivés tous frais des States, dans une salle de réunion de l’Hôtel de Ville en pensant que mon nouveau boulot s’annoncerait mieux que toutes les journées du Patrimoine, au coeur du voyage en mer d’un général du XIXème faisant route vers Valparaiso dans ses lettres illisibles à sa mère, sa nièce, son oncle et ses lapins, dans mon jardin pour assister à un concert prévu depuis 6 mois et pour la première fois dans un département d’archives dédié à la consultation des microfilms. Je ne peux parler de rien de tout cela.
Bizarrement, les situations importantes sont toujours un peu confidentielles.
Un peu comme les toiles retournées contre les murs dans les ateliers d’artistes, à côté de celles de face, peintes par d’autres, sur des cartes postales.

Ceci étant dit, il ne me reste plus qu’à poser la question systématiquement posée à l’instant d’armer le clavier pour rédiger cette lettre – cette lettre que personne ne m’impose et que j’ai choisi de publier à un rythme théoriquement périodique (mon rapport à cette ponctualité n’ayant pas d’équivalent chaotique) : de quoi vais-je bien pouvoir parler ?
Mais enfin, rien de plus facile à pondre qu’une liste de recommandations. À quoi bon pourtant, quand je sais qu’en dépit de mes efforts pour rentrer dans les cases, mon auditoire durement construit préférera les récits de conversations de bars brûlantes à l’élaboration d’une chronique finaude et parfumée de culture.
Vous et moi ne seront jamais Pasolini écrivant à Gennariello ses Lettres Luthériennes (1975). Je ne vous alarmerai pas sur l’actualité du fascisme et le fléau millénaire qu’est la bourgeoisie dont je fais moi-même partie (seulement la bourgeoisie, pas le fascisme). Mais lisez le bouquin. Écrire « publiquement » n’est qu’un moyen de faire diversion, là où s’adresser à un napolitain fictif est le moyen le plus intime d’accéder à la vérité du propos. Je rejoindrai quand même Pasolini sur un point, et vous pousserai, dans l’optique de rester cool, à toutes les désacralisations possibles et au manque total de respect pour les sentiments institués dans le but secret de vous convaincre de ne craindre ni cette sacralité, ni ces mêmes sentiments. Maintenons un peu de fantasme, que diable, dans lequel choisir ou non de tremper ses orteils. En voilà, du contenu typique de newsletter.

J’ai quand même fait quelques expos, comme Dans le Flou à l’Orangerie et Richard Avedon chez Henri Cartier-Bresson. Vu quelques films et séries qui, à l’exception des 4 heures de Il était une fois en Amérique (S. Leone, 1984), étaient principalement ciblés sur la papauté (désolée). Malgré tout, un coup de coeur : The Young Pope de Paulo Sorrentino (2016). Paulo, comme le nom que j’ai donné au petit oiseau perdu qui est devenu mon pote et que j’ai apprivoisé vite fait le temps d’un week-end, mais ça, c’est carrément une autre histoire.



À l’inverse des trucs à voir, j’ai pas vraiment de recommandations musicales, écoutant ma voisine s’égosiller sur le même Ave Maria depuis deux semaines et ayant, pour une raison inconnue, obsédé sur Femme Like U de K-Maro pendant 48 heures alors que j’écrivais une scène d’enterrement tirée d’un cauchemar où les tombes étaient des bacs à sable de cendres humaines. Intense. On ne choisit pas toujours son inconscient.

Peut-être qu’un jour le problème du contenu sera réglé et ces lettres s’écriront toutes seules. C’est ce que j’ai pensé quand le mec assis à côté de moi au bar a dit « je suis sur un site qui me paye pour parler à une IA toute la journée, si tu veux, je peux te brancher dessus ». Mais je vais pas m’épancher, au risque d’exploser le compteur boomer de ces derniers paragraphes. C’est juste que ça change d’Alain qui disait avant de rabattre son chapeau à la Crocodile Dundee « Allez, j’me casse et à prochainement, si d’ici là je me fais pas écraser ! »
En parlant de Sorrentino, j’ai revu La Grande Bellezza. J’avais jamais fait attention à ce passage où Jep dit que Flaubert rêvait d’écrire un livre à propos de rien, mais qu’il avait échoué.

Avant de se laisser, les mots que j’ai préféré dernièrement, extraits et fraîchement traduits du Petit dictionnaire de l’inégalité féminine (2025) d’Alice Ceresa (1923-2001) :
« Conclusion: je n’écris pas le petit dictionnaire pour les femmes; je l’écris parce qu’il doit l’être.
Et comme mon écriture est difficile, eh bien il sera difficile; je ne crois pas que les choses (même celles à comprendre) soient faciles. Après, si les gens ne veulent pas me lire, qu’ils laissent tomber. De qui dois-je avoir pitié? Et au nom de quoi? De la stupidité? À bas la stupidité. De toute manière, tu verras comment cela finira: on nous permettra d’« obtenir » certaines petites choses (qui les arrangent eux aussi); mais gare à toucher aux institutions saintes (dont font partie également la biologie et la morale). Tu verras si ce n’est pas ainsi! Ce qui voudra dire que c’est moi qui ai raison.
Tu ne crois pas ? »
