Catégorie : Bits&pieces 2023/4

  • bits&pieces mars 2024

    Les chroniques de poche sont diffusées sur le compte instagram de La Beautaniste chaque semaine. Vous y retrouvez les bits&pieces, format hebdomadaire, et quelques hors-séries !


    3 mars – En ce moment, Paris, c’est le chantier. Je sens quelque part, avec les premiers chants des oiseaux à l’unisson des marteaux-piqueurs, que quelque chose se trame. La ville qui ne change jamais mue, ronfle, crache, se retourne, et prend un peu toute la couette. Parfois, ça me fait comme un pincement, comme quand on regarde au balcon les mêmes arbres depuis quinze ans, avec mon père, la clope au bec, et qu’il me dit « t’as vu, ils sont en train de défoncer tout l’asphalte qui est devant ». C’est dommage, parce que le voisin essayait de faire pousser des trucs sur les trottoirs et les crocus commençaient déjà à sortir le bout de leur nez, le long du boulevard, en face du parking ouvert. Madame voudra encore un peu de béton avant l’arrivée du printemps ? Allez, remettez-en une louche, c’est pour moi. J’ai le temps de consommer, les trajets que j’emprunte sans plus y penser sont déviés, en travaux, il faut faire des détours, trouver de nouveaux moyens. Souvent c’est plutôt marrant, sauf quand n’y a plus de trains Eloïse, encore tout le mois de mars, jusqu’en avril. Ça, ça me donne envie de tout péter, en mode Street Fighter. Mais il faut être patient, la vie c’est le chantier, c’est comme ça. Heureusement, c’est dimanche. Aujourd’hui, je n’entendrai que mon voisin réviser sa clarinette en jouant faux, et ça me rend nostalgique.


    ANDERS PETERSEN SERIE CAFE LEHMITZ « Elfriede et son amie »

    10 mars – Les actes manqués passent souvent pour de mauvais présages. Un manque de courage. Un coup de malchance. Ils sont le regret d’un événement que l’on a pas pu vivre.

    Comme cette semaine où je travaillais le 8 mars, mais que j’ai rêvé la nuit suivante que j’étais au cœur d’une marche, la foule des femmes, le corps couvert de peinture rouge. Ça craint, parce que ces actes manqués, vaporeux donc irréels, mais si lourds à porter, tous les jours nous traversent. Au fond, les vrais exceptions, les vrais tournants, sont les occasions saisies. Se pointer par surprise, au bar pour un dernier verre, ou sous les livres pour déjeuner. Se dire j’ai pensé à toi quand…, ou j’espère que tu as passé une bonne journée. Courir sous la pluie pour ne pas aller à un rendez-vous qui a pris l’eau, mais débarquer dans un autre au milieu des toiles d’une galerie et des sourires joyeux. On ne reste pas longtemps, mais on était là. C’était plus vivant que d’exister tous les matins au réveil. Ce sera ce qui reste avec ce(ux) qui restent. Pas de si, si, et si. Sauf pour écrire une partition. De toute manière, on ne peut pas écrire mille versions d’un livre, avec toutes les issues possibles. Comme m’a dit Adrianna ce qui compte c’est de l’écrire au moins une fois, à sa manière, de le vivre pleinement.

    17 mars – J’étais pas partie que j’étais déjà heureuse parce que dans le train il y avait ce bichon qui a dormi sur moi tout le trajet. Et puis je suis arrivée, et t’avais les plus beaux chaussons tontons flingueurs de la création. Fondu au noir. Réveil à 7h, j’écris sans savoir si je suis dans ton salon ou si Rome a débarqué à la fenêtre. Tartines beurre de cacahuète et confiture de fraise des bois. Le parc au petit matin est vide, on se rend compte que c’est surement parce que tout le monde dort encore.

    Vu que je suis libraire, on fait le tour des librairies – c’est ça, le dépaysement. Mais elles ressemblent à des caves, alors ça va. Et puis on flashe sur les mêmes bottes de tarées en cuir noir et du coup, on se les achète.

    Meilleur kebab bordelais (chez Coluche) sur un trottoir, les mains dans le ketchup (attention à ne pas tâcher les bottes). Musée des beaux arts sous le soleil. Mais surtout des chiots sur les pelouses de pâquerettes. Coup de coeur pour un tableau « de Bdx à l’éépoque »

    C’est Bordeaux avant tout, on oublie pas de boire des coups. Ici, la foule est rassurante. Comme depuis 26 ans, on est ensemble, on regarde tout, on écoute tout. On se marre.

    La nuit tombe, chasse à la bonne bouteille de vin – finalement piochée au hasard parce que le caviste fermait et qu’il faut faire vite vite vite putain – putain, elle est bouchonnée ? Non, un franc succès.

    Et puis on a acheté de la salade mais t’as pas d’essoreuse à salade, au pire on mangera les munster munch – t’es sûre, avec le vin ?

    Et puis la grâce de Julie Andrews, un dernier verre au lit.

    Et puis ça repart, voiture jusqu’à Saint-Michel pour découvrir le jésuite – qu’il ne fallait pas spoiler, sous aucun prétexte – en faisant les puces. On repart une table de bistrot sous le bras pour la terrasse et des caisses-de-vin-future-bibliothèque. Attends, on prend juste un thé à la menthe sur la place. Retour maison, il faut bien finir la bouteille, non ? Pause dej, et puis on perd la notion du temps.

    Pour finir, un train à deux doigts d’être manqué. Heureusement, les nouvelles bottes courent vite.


    24 mars – Cette semaine c’était mon anniversaire, alors je n’ai fait que manger. Pour être honnête, je ne vois pas de quoi je pourrais parler d’autre. Littéralement, là, je digère. C’est la seule raison pour laquelle j’ai la force d’écrire. Parce que c’était tous les jours. Avec des gens différents. Tous les soirs, je poursuivais ma croisade, et tous les matins, on me demandait « et alors hier soir, t’as mangé quoi encore ? » J’embrassais l’air avec les doigts, humant les odeurs mémorisées, fermant les yeux pour me souvenir. Mais sans difficulté, je m’en souvenais très bien. L’énumération pouvait débuter (à écouter sur un fond de Campanella de Liszt pour monter crescendo et en faire une scène de film). Olives de kalamata, tarama sur blinis gonflés comme des pancakes, petites tartes de champignons, frits de feta, moussaka mais présentée comme des aubergines à la parmingiana, tu vois ? Et puis de la salade grecque maison, fraîche, sans oublier le poivron vert, des soles grillées et pommes de terre vapeur suintant le beurre salé, des gibanica serbes, feuilletés de viande, d’olive ou de fromage, crevette au curry courgettes herbes et lait de coco. Champagne, vin rouge, sangria, prosecco (offert, meilleur). Sans oublier le dessert, des bonbons, des biscuits comme quand j’avais huit ans, des gâteaux au chocolat – croustillants, de la mousse au chocolat – amère – et un beau, un grand tiramisu dont j’ai-encore-un-peu-changé-la-recette. Hmm… Il est encore meilleur que la dernière fois. Et tout ça sans un seul trou normand, enfin peut-être une bonne prune, mais qui ressemblait à du monoï. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter ce que j’aurais le plus scandé depuis mardi (après merci!) : bon appétit tutti !


    31 mars – C’est Pâques, alors puisque je bénéfice d’une journée de plus – en dépit d’une heure de moins – je la prendrai pour reculer un peu sur ma situation : chroniquer mes semaines. Depuis quatre mois que je m’adonne à cette activité, je peux observer à la loupe son processus de rédaction. Tout d’abord, célébrons ensemble le fait que, pour une fois, j’arrive à m’y tenir. Et pourquoi, contrairement à bien d’autres épreuves tombées à l’eau, celle-ci marche-t-elle si bien dans la durée ? Peut-être parce que pour une fois, la simple question « de quoi ai-je envie de parler ? » suffit. Calculer sa cible dans l’exercice de la chronique n’a aucun intérêt. Comme le dit Janet Malcolm dans les premières pages du Journaliste et de l’Assassin, celui qui écrit n’envisage jamais de collaboration, il est toujours fermement déterminé à donner sa propre version des faits. Si l’on m’avait suggéré que je rédige un article à propos d’un grand procès, à la manière de Joan Didion dans South&West, j’aurais fini par mettre simplement bout à bout des anecdotes sur mon road trip le long de la côte américaine, ponctuant de-ci de-là des pensées propres à un carnet de voyage, et en aurait fait un livre. Ainsi, cette semaine, de quoi ai-je envie de parler ? D’Anne-Marie, qui mesurait 1m10 face à mes 1m80, qui avait une tâche de vin ou un cocard, je ne sais pas très bien, sur l’oeil droit, racontant milles histoires, qui était née en 1935 « avant la seconde guerre, vous imaginez ce que j’ai vu ? », qui ne comprenait rien si par malheur on lui parlait en lui tournant le dos. Elle est venue à la librairie hier, aux heures de grande marée humaine, s’est créé un chemin jusqu’à moi, et a justifié son achat colossal de livres spirituels farfelus par ma phrase préférée « allez, je me fais un cadeau » en précisant qu’elle viendrait les chercher dans dix jours, « si je n’ai pas passé l’arme à gauche entre temps », dans un immense sourire, avant de repartir faire dieu sait quoi.