Quand on a traversé une ville en long, en large et en travers, deux choix s’offrent à nous : se l’approprier définitivement ou la quitter. Il était temps de changer d’horizon pour se rendre sur l’île d’Ischia.
Pendant que Cindy checke les horaires de traversée, j’allume la télé italienne accrochée dangereusement au-dessus de mon petit lit en ferraille. Je ne tombe que sur des films de gendarmes et voleurs où le voleur finit toujours par gagner. J’ai noté Il giorno della civetta (La mafia fait la loi) de Damiano Damiani et Guardie e ladri (Gendarmes et voleurs) de Steno et Mario Monicelli. Sur le chemin qui nous mène au port, nous passons pour la dixième fois devant la Piazza Dante. Je n’arrive pas à comprendre si le bras levé du poète se destine à nous accueillir près de lui ou à nous chasser d’un air las. À l’heure où nous venons le saluer, le bâtiment qui lui fait face a, lui, décidé d’être ouvert. Un petit panier rempli de foulards m’invite à me couvrir les épaules et j’hésite à le vider pour les nouer tous autour de mes jambes nues. Au fond de la paroisse, un cercueil de verre illuminé montre le faux corps d’un jeune homme, aussi représenté sur les peintures murales et, il faut le dire, assez beau gosse pour le contexte. Autour de lui sont placardées des affiches menaçantes, interdisant strictement de toucher les murs de l’église et je me demande si c’est parce qu’il est si beau que l’on souhaiterait tendre la main dans sa direction. Il s’agit de Nunzio Sulprisio, dont la vie frappée à répétition par la maltraitance et la mort l’a fait basculer au titre de Saint. Alors que, descendant Via Toledo, je lisais à haute voix le récit de son vécu, je reconsidérais avec davantage d’humilité les lamentations déversées sur Cindy à propos des ampoules causées par les fameuses chaussures en strass et plastique à 7€ acquises la veille.

Un lieu saint peut en cacher un autre. À Naples, ils sont comme des passages secrets qui ne se déverrouillent que quand bon leur chante. Plus bas, une seconde église se trouve ouverte avant la pause déjeuner. Santa Maria delle Grazie. Notre bateau ne part que dans une heure, j’ai envie d’y entrer. Une messe se termine et je note qu’il n’y a que des femmes pour prier. Elles viennent se retrouver ici après leurs courses, leurs paniers débordent de légumes, l’une d’elles s’est couverte d’un voile noir finement brodé et ne participe pas aux commérages chuchotés qui annoncent la fin de la cérémonie. Des hauts-parleurs diffusent en-dessous de filets suspendus au plafond un choeur d’enfants invisible. Les voix angéliques se répandent, un instant j’oublie où je me trouve pour repenser à toutes les messes auxquelles j’ai assistées en simple observatrice, des ventilateurs géants de Negombo au ton glacial d’Hambourg, en passant par la magnificence inquiétante de Rome.

L’architecture fasciste de la gare maritime du port de Naples donne l’impression d’accueillir des trains roulant sur la mer plutôt que des hydroglisseurs. Surplombant les murs blancs se dressent les paquebots. L’amarré du jour est un monstre. Il dépasse du double en hauteur tous les bâtiments qui lui font face, ses attractions dégueulent leurs couleurs vives par-dessus bord sur le toit comme des clowns sortis de leur boîte. Les fenêtres de ses milliers de cabines bouleversent l’échelle humaine et me donnent le tournis. Cindy me dit qu’il s’agit du Wonder of the Seas, le troisième plus gros bateau de croisière du monde.
– Tu aurais envie d’être sur un machin comme ça un jour ?
– Sûrement pas. Et toi ?
– En tant qu’infiltrée, pour écrire dessus, je signerais tout de suite.
Mais l’heure n’est pas au grand reportage, et le trajet vers Ischia se passe en douceur. À notre accostage, j’ai faim. Face aux yachts et barques chics sur lesquels des italiens en slips et gourmettes passent des coups de téléphone, un des nombreux restaurants disposés en rang d’oignon fera très bien l’affaire. Il est déjà tard, l’heure nationale de la sieste approche et les terrasses se sont vidées. Le patron, un homme assez âgé, grand, mince, tout sec et à la peau cramée porte un Fedora sur ses cheveux blancs assorti à son tablier. Avant de lui adresser une quelconque parole, son regard se pose sur nous et il sourit de toutes ses dents. Ah, des françaises ! Son français, à lui est impeccable, raffiné. Pendant que j’engloutis mes spaghetti alle vongole huileuses et agrémentées de tomates cerises à l’apparence de petits citrons, il nous raconte qu’il a vécu plus de dix ans à Paris et travaillé chez Régine. J’ai vu et vécu tant de choses là-bas, dit-il, maintenant je suis ici au calme, un peu trop calme.

Seulement une toute petite partie de la plage des Pêcheurs qui donne sur le Castello Aragonese d’Ischia est gratuite. C’est là que s’entassent tous les italiens que je cherchais dans les rues vides de l’île. Je m’installe entre un match de foot sanglant sur sable et un gang de familles nombreuses. Au sein de l’une d’elle, il y a Samuele, un petit garçon de cinq ans à la voix grave comme s’il venait de fumer dix paquets de clopes et une chaîne lourde en argent avec son prénom écrit autour du cou qui enfile une serviette à capuche Spider-Man et gloutonne des sandwichs à la mortadelle. Je l’ai repéré parce qu’il passe son temps à courir et à asperger les baigneurs au moyen d’une frite en mousse à piston qu’il requiert auprès de sa mère en disant dammi la pistola. Quand il en a assez de grignoter son pain de mie, Samuele jette la moitié de son goûter à la mer, selon lui pour nourrir les poissons. La charcuterie flotte mollement à la surface avant que trois mouettes se jettent dessus pour l’engloutir. Ce n’était pas du tout ce qui était prévu, Samuele crie piano piano! et s’apprête à tirer sur les méchants volatiles tout ce qui, a portée de main, pourrait servir de projectile. Il finit par repartir en marmonnant sa colère, vaincu. Cindy me dit : « C’est comme ça qu’on finit par retrouver des pigeons tués par balle dans les rues de Naples. J’en ai vu un la semaine dernière. »

C’est bientôt la fin du voyage et nous avons laissé Samuele à sa vendetta prochaine. Il ne reste que 15 minutes à attendre avant de prendre l’aliscafo pour rentrer à Naples, pile le temps de commander et de siroter un Spritz à côté d’un vieil homme et son chien qui dorment et portent les mêmes couleurs. Le cocktail se poursuit le soir sur la Piazza Bellini, après avoir pris le métro avec des télés sur le quai et dont les stations bétonnées ressemblent à un musée d’art contemporain. Attablées, un jeune breton sorti de nulle part nous offre des bracelets porte-bonheur juste après avoir dit « ça se voit que vous êtes françaises, à votre visage, à votre odeur, parce que vous êtes propres. » Impossible de passer incognito, même pleine de sable, de sel, d’alcool et de sueur.


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