Auteur : Eloïse

  • Têtes d’ânes sous la Cymbale céleste

    Me revoilà. Assise à cette terrasse du bar Libreria Perisio, à fumer une cigarette bleue devant un carnet de voyage bleu qui ne veut pas encore s’écrire. Après la visite du jardin botanique et du Christ voilé de Giuseppe Sanmartino (que mon boulanger à Paris tenait absolument à ce que je vois), Cindy est rentrée à Paris. Je ne retrouve pas cette euphorie d’être seule que je ressentais dans mes précédentes escapades. Je me suis gardé le seul musée que je tenais vraiment à faire, le Museo Archeologico Nazionale, pour demain matin. C’est tout. Après-demain, je me lèverai avec le soleil pour prendre le premier train qui m’emmènera à Turin, puis à Paris. Seize heures trente de voyage retour. Je boirai du café en regardant la Toscane défiler à grande vitesse, puis les Alpes. Je dévorerai Gomorra de Roberto Saviano. Le lendemain, je ne serai pas contente d’être rentrée, alors je m’enfilerai la trilogie du Parrain en une seule journée. De tout cela, je n’ai aucune idée, alors que ma cigarette bleue se consume. Le serveur dépose mon Spritz sur la table branlante. Prego. Et soudain, mon téléphone vibre. « Tu fais quelque chose ce soir ? »

    Une demi-heure plus tard, Claudio arrive, me prend dans ses bras, s’assoit à ma table et commande une boisson sans alcool, la clope au bec. « J’étais en train de préparer des toiles et puis je me suis dit c’est trop bête, autant sortir et profiter que tu sois là ! » Bien que le peintre napolitain se soit installé à Paris depuis quelques mois, c’est la première fois que l’on se rencontre. Dans sa ville natale plutôt que dans la mienne. On s’installe, on parle d’art, de football, de Naples, c’est comme de retrouver un vieux pote. Au bout d’une heure, il me dit « Je suis en scooter, on va faire un tour, ça te dit ? » et je dis oui. Le scooter, lui aussi, est bleu.

    En bonne napolitaine toute fraîche, je troque donc les deux jambes pour les deux roues. Notre première escale se situe au point le plus culminant de la ville, le pied du Castel Sant’Elmo. Le soleil se couche et nous regardons les avions décoller, puis atterrir dans un ballet millimétré. Au loin, les éoliennes derrière les montagnes délimitent l’entrée des Pouilles. La nuit tombe doucement. Sur la toile d’immeubles et de ruelles, entre les ponts géants et les clochers épars, des feux d’artifices jaillissent. Comme au premier soir de mon arrivée, quand j’ai cru qu’il y avait une fusillade dans ma rue avant d’entrevoir les gerbes colorées éclater dans le ciel. Claudio me confirme qu’à Naples, ils sont très fréquents : « On dit qu’ils célèbrent soit la bonne arrivée d’une cargaison de drogue, soit le baptême d’un nouveau né. » Ça me donne soif, et nous dévalons les remparts étoilés, zigzaguant et hurlant aux chauffards qui klaxonnent : « exprime-toi ! » Devant le Vésuve, la lune est d’or et ronde et pleine et son écho vibre sur la ville comme une cymbale tombée dans la mélasse du ciel. Au Superfly, je bois le meilleur negroni de ma vie, discute avec des architectes grisonnants en grignotant des olives. Chez Bucolico Forno, j’enfourne des foccacia brûlantes à la tomate sucrée et bois une bouteille d’eau glacée d’un seul souffle. Il est minuit, le temps s’arrête, laisse place à celui d’aller dormir en esquivant les cafards qui grimpent aux murs jusque dans les chambres. Le lendemain, après le musée, que je visiterai seule au milieu des statues et mosaïques des salles vides, on remettra ça. 

    C’est ce qu’on fera, à toute vitesse sur le bolide, à la recherche d’une glace aux parfums d’enfance (pour ma part, tiramisu) chez Bilancione, sirotée devant les villas magnifiques de Posilipo qui s’étendent sur la mer. Puis devant le stade du Napoli, derrière les paysages volcaniques, ou assistant à un mariage d’inconnus dans le Gesù Nuovo pendant que Claudio fait la grimace en disant « allons prendre un caffè freddo, j’ai vu assez d’églises pour aujourd’hui ». Tant d’images transformées en souvenirs par la force de leur présence, sans jamais rien prévoir. C’est ainsi que s’achèvera mon séjour à Naples, même si en vérité il ne se terminera vraiment qu’après mon périple de retour à Paris, le 14 juillet, alors que le générique du Parrain 3 s’achève et que les feux d’artifices tonnent mais ne parlent pas la même langue que celle qui déjà me manque et que je viens de quitter. 

    « pittrice » / « le peintre », Pompei, 50-70 d.C.

    Je me suis demandé ce que j’aimerais le plus retenir, pas forcément qui résumait le mieux Naples, mais qui resterait ancré en moi pour toujours, qui n’était pas là avant ce voyage et n’aurait pas pu s’acquérir autrement. J’ai choisi l’expression italienne préférée de Claudio : « A lavare la capa all’asino si perde l’acqua e il sapone. » / « À vouloir laver la tête d’un âne, on perd de l’eau et du savon. »

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