Auteur : Eloïse

  • bits&pieces juin 2024

    Les chroniques de poche sont diffusées sur le compte instagram de La Beautaniste chaque semaine. Vous y retrouvez les bits&pieces, format hebdomadaire, et quelques hors-séries !

    2 juin – J’ai fait une grasse mat’ et ça ne m’est pas arrivé depuis une décennie au moins. De toute façon le soleil n’a plus envie de se pointer donc à quoi bon rédiger un pamphlet sur ce qui a illuminé la semaine, outre les lumières sur la scène du bar où le sour coule en cascade du sol au plafond comme une préparation de thé à la menthe et finit par ressembler à une île flottante mousseuse sur breuvage ambré. En fait c’est ça, il n’y a eu que des chimères. Pour preuves, l’anecdote d’un chihuahua croisé d’un teckel vu dans la rue – le terme exact utilisé par la convention scientifique internationale le qualifie de chiweenie – a découlé, au pic de l’heure de pointe en librairie, à jouer au jeu « quel race de chien serais-tu ? » apparemment, pour ma part, un cocker croisé d’un lévrier barzoï. Voir mon visage évoluer sur une toile, m’y reconnaître de plus en plus dans le regard des doigts qui le peignent, passa pour attendre impatiemment la catharsis hebdomadaire comme un matin d’anniversaire. Le chantier du sol de l’atelier dépeint lui aussi les chantiers de la vie, celle d’une scène de sommeil paisible dans un abri anti-bombe; une main étrangère qui s’avance vers le creux d’une nuque. J’ai répété toute la semaine que les choses n’arrivaient pas quand j’avais décidé qu’elles arrivent et que ça me rendait folle et pourtant j’ai enfin saisi le livre que j’avais décidé de lire il y a trois mois sur l’exil et qui m’attendait. Ça m’a fait me demander sur le chemin s’il valait mieux vivre les choses trop tôt plutôt que trop tard. Et s’il existait un grand livre de mille pages sur l’impatience. J’ai envie de terminer sur cette phrase de Perec qui pourrait tout conclure de ce qui me préoccupe, « ce destin commun n’a pas pris pour chacun de nous la même figure ».


    9 juin – J’ai eu envie de me faire un kiffe alors j’ai imaginé ce que ça donnerait si j’invitais autour d’une grande bouffe dominicale imaginaire toutes les personnalités et personnages fictifs qui avaient composé à ma semaine. Ça donnerait quelque chose comme ça : Sous un soleil de plomb, après une entrée printanière et une pitance bien arrosée, Victor, l’écrivain raté de Kourkov, expliquerait point par point à Duras les règles d’or d’une bonne rubrique nécrologique; tandis qu’Hermine, l’héroïne du Loup des steppes, s’éveillerait à l’anarchisme aux côtés d’Emma Goldman – et glisserait en douce des morceaux de poisson cru à Micha, le pingouin domestique de Victor, se dandinant cahin-caha parmi les convives, en quête de restes. Hermann Hesse ferait mine de discuter avec l’ufologue Karl Pflock – personne ne saurait vraiment comment ce dernier est arrivé là – de la ressemblance de son chapeau de paille avec l’ovni à l’origine de l’affaire Roswell. En réalité, Hermann aurait déjà attrapé une insolation et se demanderait en lui-même si les extra-terrestres faisaient l’objet, eux aussi, de crises existentielles. Il lancerait des coups d’œil à Hermine, imaginant ce à quoi elle aurait pu ressembler si elle avait eu la peau verte. En bout de table, Yourcenar et Tom Waits n’auraient rien écouté, et seraient comme cul et chemise à fumer des gitanes et à boire des mimosas en débattant sur la mort de Mishima, de ce qui avait pu merder. Une assez bonne tablée, vous ne trouvez pas ? Elle n’apporte rien de plus que le tableau qu’elle dresse. C’est la force des images, d’imaginer des mélanges de ce qui nous habite. Il n’y a franchement rien à en tirer, si ce n’est le plaisir de constituer un plan de table bien bien loin d’une nouvelle Dinner Party – Judy Chicago n’a pas pu se joindre à la fête de l’absurde, mais on l’embrasse. Tout cela pour vous souhaiter de passer un bon dimanche, avec celles et ceux qui vous sont proches, même s’ils n’existent pas, ou qu’à moitié.


    17 juin – C’était impossible de distinguer le visage de cette femme assise à l’autre bout du salon de coiffure, je ne faisais même pas attention à elle, plutôt à l’homme chauve qui la coiffait. Quand il lui a demandé « alors, qu’est-ce qui se passe ? » elle a répondu « pff, mes cheveux c’est comme la politique en ce moment – matin gonflés à bloc, soir tout à plat rien ne ressemble plus à rien, et puis ça va ça vient, les faire aller d’un côté ou de l’autre, je ne sais pas, c’est vous qui voyez ». Je me suis sentie conne à demander une coupe de star. C’était une façon de parler, mais en fait, c’était important de savoir ce que je voulais. Ça m’a permis d’apprendre le langage maritime des drapeaux. À chaque lettre de l’alphabet correspond un code et une définition. Je n’ai retenu que W = WHISKEY = une aide médicale est nécessaire à bord. J’aurais pu le foutre sur un t-shirt, ça aurait été pareil. Je l’ai fait quand même un peu, à ma façon, ça m’a fait atterrir dans le passé en plein après-midi, dans une salle de cinéma où les hommes lisaient le journal et la mamie assise à côté de moi pouffait comme une enfant devant le film de Scorsese. Plus tard, au comptoir, à discuter avec un prof de chimie théorique le rapport entre physique quantique et écriture. Que la vie en ce moment c’est un peu comme le théorème d’incomplétude de Gödel : si les maths se veulent complets, ils seront forcément contradictoires. Tout est une question de langage, nous choisissons nos mots comme des formules, avec rigueur, parce qu’ils émettent des ondes, et ainsi, traduisent notre réalité. Peut-être que je ne savais pas quoi dire, dans le brouhaha des shampouinages de cerveaux. Je voulais raccourcir, de quelques centimètres seulement, voir ce que tout cet espace allait créer. Ce que ça m’a apporté, c’est une phrase pure, simple et sincère, assise par terre dans la nuit « un autre temps, un autre lieu », oui, tout pourrait arriver, la seule variable incertaine, c’est notre interprétation. Ce soir, dans un état intriqué, je réfute tout déterminisme, j’embrasse toute probabilité.


    23 juin – J’ai beau me définir comme auteure (ou autrice, à votre guise), consommer les subtilités de la langues à la paille et aiguiser ma curiosité du style des uns et des autres du soir au matin, parfois, il n’y a pas meilleure combinaison de lettres que celle qui dit : j’ai passé une putain de semaine de merde. Pas une semaine genre ouh lala, il fait encore pas beau et j’ai une écharde dans le pied. Une semaine d’effondrement à la Apocalypse Now, où la barque de mon avenir a dévalé le bayou et moi dans cette histoire je me suis retrouvée comme le petit chiot bichon maltais qui n’a rien demandé à personne et se retrouve pris en plein Vietnam dans une embuscade où tout le monde meurt et les corps flottants poussent comme des fleurs de nénuphars. Un projet qui s’écroule, une mauvaise nouvelle, un changement de vie majeur qui se fait, puis en fait non, puis en fait peut-être. The Horror, à toutes les sauces. Pas une seconde de répit, le mode survie activé : que me réservera demain ? J’ai réalisé que sous l’urgence, nos croyances explosent. Sous les feux, la nuit de retour du bar, j’ai repensé à ce week-end quand j’avais 8 ans, pour éviter de passer à l’oral sur un poème, j’avais inventé un rituel de sorcellerie à base d’incantations mot-clés, de pâquerettes du jardin d’en face et tourné autour d’un arbre en souhaitant, pour rigoler, que la maîtresse ne soit pas là demain. Le lendemain, l’école nous avertissait que la maîtresse ne pouvait pas faire cours, parce que son fils était subitement tombé malade. Je m’étais juré de ne plus jamais jouer avec mes pouvoirs. Je n’y avais pas repensé depuis. Et mon jardin est à nouveau plein de pâquerettes, mais j’ai trop peur du retour de karma. Alors j’ai fait comme Chef, et sous les rares rayons, j’ai empoigné Sexus d’Henry Miller, en attendant que ça passe.


    30 juin – Je suis du type à aimer les belles choses mais à utiliser les tickets de caisse comme marque-pages et à écrire mes fulgurances littéraires dans un carnet brandé éditeur qu’on file gratuitement aux libraires – taché de café aussi, et puis à moitié déchiré. Je me suis retrouvée à travailler mon manuscrit dans quelques feuilles cousues sous une couverture orange pétante, avec une citation écrite sur chacune des pages dans une police d’écriture douteuse. Je les feuilletais et je me demandais laquelle incarnerait le mieux le message à faire passer. Peut-être René Char pour commencer « impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront » sur le plan personnel, illustre bien mon programme de vie actuel. Mais un peu trop moi-je. Je tourne la page.« Contre l’imprévisible, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses » d’Hannah Arendt remet les choses en place. En dépit d’être une femme blanche privilégiée née en France avec des origines proches ne dépassant pas vraiment la normandie, je me sens concernée par l’espoir que le pays ouvert qu’on m’a promis le reste. Que les droits qu’on m’a promis restent, et s’étendent sans frontières. La page n’en a jamais eu, elle. Je la tourne une nouvelle fois. Deleuze poursuit : « croire au monde, c’est aussi bien susciter des évènements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espace-temps, même de surface ou de volume réduits. » oui, bannir les éléphants dans la pièce, respirer fort, créer de l’espace, se parler, la voix compte tellement plus que se taire. Enfin, quand on a tout pété, que la vie depuis deux semaines subit une politique de la terre brûlée, que je me questionne sans cesse et refuse que l’on décide à ma place, me rassurer avec Borges, « la certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes ».