Auteur : Eloïse

  • Le soleil est revenu, il ne chauffe pas encore

    La Lettre N°2 | mars 2025 1/2

    Je ne peux pas tout vous dire. Écrire, c’est choisir ce dont on va parler.

    Le soleil est revenu, il ne chauffe pas encore.

    C’est ce que transpirent toutes mes notes et galeries photo depuis le début du mois de mars. Entre la mention que le mec assis à côté de moi dans le train lit Elon Musk de Walter Isaacson comme une Bible, et une vidéo de la houle passant par-dessus la digue, à la forme d’une main géante et crochue, du port où j’attends d’embarquer pour l’Île. Deux heures trente de train, une heure de bus, deux heures d’attente à regarder les habitués marcher le long du sable là où le continent s’arrête, une bière, une crêpe au citron industriel, quarante-cinq minutes de bateau, quatre livres à disposition, constitueront ma journée de voyage.

    L’air de l’océan saoule, lire Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry aussi, surtout la première nuit. Après la traversée, j’ai rêvé que j’achetais une cacahuète et qu’en l’a cassant pour la décortiquer, elle contenait un rouleau de parchemin. C’était la liste des tous les livres de la bibliothèque de David Lynch. Le lendemain, je longe la côte Est à pieds. La lande est dévorée par une plante grasse que l’on appelle « doigts de sorcières ». Dans le temps, cette zone était une décharge où les gens balançaient par-dessus la falaise tout ce dont ils ne voulaient plus. Il reste la croix en pierre d’une tombe sous la roche et ces plantes, déchets de jardins survivants, replantés par eux-mêmes, étouffant  la végétation endémique.

    Ce qu’on prend pour le début n’est parfois qu’un soubresaut avant la fin. Je n’ai pas eu le temps d’apprécier ma recette du pâté de poisson que je suis de retour à Paris à me couper la frange au-dessus du lavabo sans savoir si c’est à but esthétique ou cathartique, à esquiver les chihuahuas qu’on balade en poussette et à boire du rhum à coups de cocktails Vieux Forts. Quand on m’a demandé quel goût ça a, j’ai répondu « c’est pas mal », j’ai pensé que c’était sûrement comme d’embrasser un mec de 80 ans. Le lendemain, une cliente me promettait de prier pour moi après m’avoir demandé mon prénom. J’avais envie de lui demander si elle ne voudrait pas plutôt me balader en poussette. Quitte à être une âme perdue.

    Le reste de la semaine, qui s’abrège « 1 s. », comme une seconde dans la boîte de messagerie, je cherche dans ma rediffusion incessante des deux premières trilogies Star Wars les meilleurs conseils de maîtres Jedi pour me sonder. J’en ressors surtout avec la conclusion que Dark Vador sans son casque ressemble quand même vachement à un oeuf à la coque. 

    Il y en a eu d’autres, de telles épiphanies.

    Le crochet, par exemple, dont les jeunes me disent que c’est un hobbies de jeunes et les vieux un hobbies de vieux, et qui absorbe mes heures sans que je comprenne mon besoin solide de tisser. Internet me dit tisser, du latin texere, « entrelacer ».

    Ou bien faire une expo. Sur un coup de tête, Corps et âmes, en ce moment à la Bourse de Commerce. Une bulle, à l’image de ce qui m’étonne toujours avec la fondation Pinault. Je me retrouve le plus souvent à aimer ce à quoi je ne m’attendrait pas, tout en passant avec indifférence devant ce qui me plairait. Le flot de visiteurs devant la télé de la Rotonde, absorbé par le zapping d’Arthur Jafa Love is the Message, the Message is Death, qui retrace l’histoire afro-américaine du XXe siècle, est exclusivement blanc. J’en fais moi-même partie. Je vois enfin des Duane Hanson pour de vrai, et des gens qui ressemblent pour de vrai à des Duane Hanson.

    Je me perds dans la main de Miles Davis par Irving Penn en me demandant ce qu’une diseuse de bonne aventure y aurait déchiffré, et dans Einder (Horizon) de Marlene Dumas, tentative de faire le portrait de sa mère sans la peindre. Le cartel précise « le titre de ce tableau provient d’un poème Afrikaans par Elizabeth Eybers, dans lequel le mot « einder » suggère à la fois « la fin » et un horizon inatteignable. »

    The Hand of Miles Davis (C), Irving Penn (1986)
    Candle Burning, Marlene Dumas (2000)
    No Pleasure From Machinery, Lynette Yiadom-Boakye (2013)
    Latifa’s Wedding, Deana Lawson (2020)

    L’horizon se précise ici pourtant. Il se clôturera par les mots de la mère d’Anakin Skywalker dans la Menace fantôme sur un rayon vert de sabre laser : 

    « You can’t stop the change the same way you can’t stop the sun from setting ».

    Sur ce, je vais aller me faire un oeuf à la coque.