Auteur : Eloïse

  • Ce qui bruit nous regarde

    La Lettre N°3 | mars 2025 2/2

    Comment les autres, quand ils regardent en eux-mêmes, arrivent-ils à s’y retrouver ?

    Nathalie Sarraute, Tu ne t’aimes pas (1989)


    Une lettre devrait toujours commencer par « Cher lecteur, ». Se pose tout de suite la question, pourquoi pas « Chère lectrice » ? Cette lettre débuterait ainsi en partant du principe que nous, auteure, avons décidé que l’on s’adressait de façon impersonnelle à une seule personne à la fois. Jetant notre canne à pêche le plus loin possible avec l’espoir de ramener quelque chose. Il faudrait plutôt préciser « chers lecteurs, chères lectrices » mais déjà on apparait bien trop formelle et le public se trouve las.

    Écrire, c’est être directe. Toujours retirer, jamais ajouter. En voulant contenter la terre entière, on a perdu les trois quarts de l’audience. Nous nous retrouvons seule face à notre texte, emprisonnée dans un ton qui donne l’impression que l’on va demander de l’argent, ou répondre à une offre d’emploi qu’on sait très bien que l’on obtiendra pas parce qu’on a pas fait Science Po ou un délire dans le genre. Voilà pourquoi, au risque de paraître mal élevée, je m’adresse au quart qui reste, débutant ma lettre par une conclusion et un remerciement, merci d’être là, merci d’avoir été au bout de ce paragraphe introductif.

    Ce qui bruit nous regarde. Phrase extraite de la première séance de la chair du comédien et metteur en scène Wajdi Mouawad au Collège de France intitulée Epiphanie du verbe Être, que je rattrape en ligne sur mon téléphone, sortant du lit.

    Ce qui bruit nous regarde. Signifie que ce qui se cache dans l’obscurité sait, mais ne sait pas comment. S’accumule autour de nous et de ce qui nous traverse. En l’écoutant développer ce point, j’ai pensé que ce qui bruissait nourrissait réellement l’écriture. L’exercice, deux fois par mois, de remonter la pente du vécu pour en parler, ne permettait d’emprunter qu’un chemin visible des évènements et de leur conséquences sur ma vie, mais c’était toujours mieux que rien. 

    Comment bien digérer, transformer et retranscrire ces bruissements tombés dans nos filets, qui placer au centre de ce système solaire ponctuel, « je » ou « vous » ? Comment choisir les bons mots pour illustrer sans bêtement répéter ? Je réfléchis à ce qu’on ne dit pas tout en écrivant, à quel point ce silence est tout autant présent que les mots que l’on donne. Ça me fait penser qu’il faut que je recommande le podcast Faire résonner nos silences où intervient Laurence Joseph sur le sujet. Dans l’escalier que je prends pour sortir du métro ça sent l’odeur des automnes où avec mes cousins on ramassait les châtaignes sous le marronnier avant de les faire griller dans la cheminée. Dehors il fait vingt-cinq degrés sur la route qui me conduit à la Maison-Atelier Ozenfant (53, avenue Reille), premier arrêt de mon itinéraire. Endroit plutôt tenu secret du 14ème arrondissement conçu par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. La Fitzpatrick Gallery y expose jusqu’au 6 avril, le travail de la peintre Irène Zurkinden (1909-1987). 

    S’ensuit un déjeuner faisant honneur à la météo qui nous berce, en terrasse, chez Localino (Paris 6ème arr.). Délicieux, j’ai les papilles baignées de pasta al ragù et on m’a toujours dit qu’on ne parle pas la bouche pleine.

    Localino – 10 rue de l’Odéon, 75006 Paris

    Les joues rouges de soleil et d’un verre de vin léger, il faut que je repasse chez moi avant de continuer l’excursion. Sur le chemin, je continue de me travailler l’esprit sur le moyen d’écrire à la fois sur soi et sur les autres. Devenir un hybride littéraire et reporter à la fois. Pour Clarice Lispector, dans son Agua Viva qui bringuebale dans mon sac, la question n’est pas de savoir pourquoi mais comment. Tourner son regard  vers l’extérieur revient à enfiler des costumes derrière les masques desquels on continue de se cacher… mais à sa manière j’ai le sentiment que plonger en soi mène inévitablement à la mélancolie. Pourtant, j’envie la simplicité de ses phrases, le chemin direct qu’elle emprunte. Comme celui qui me ramène dans mon atelier, où Flo m’attend pour prendre quelques photos. Elle réalise actuellement un projet sur le 14ème arrondissement, et ceux qui l’habitent. Artistes, commerçants, associations et travailleurs passent sous sa lentille et se livrent. Nous parlons pendant deux bonnes heures. Quand je lui demande ce qui, selon elle, est le meilleur aspect du travail de reporter, elle me répond que c’est de réussir à toucher les autres par l’union d’images et de textes sur les plus petits sujets.

    Je le note à côté de quelques mots d’Albert Londres volés dans un récit de la vie de Nellie Bly, grande reporter, qui a fait le tour du monde en moins de jours que Philéas Fogg (72 jours) et dont personne ne se souvient : Ce sont les faits qui comptent et pas les opinions, l’exactitude factuelle passe par les sens, le corps, « il faut aller vérifier sentir renifler, un cadavre il est vraiment mort on regarde, un document on le tient entre ses mains, un propos on se le fait répéter. » Le tout est de ne pas rester dans sa pièce de travail. 

    crédit photos : Flo Kieffer

    Il est bientôt 19 heures et il fait toujours beau, je troque les sabots pour les Converse à flammes et ressort une dernière fois voir les copains autour des toiles de Louise Janet. Effervescence parfaite pour finir une journée de printemps dans les scènes de vie dessinées et peintes, regorgeant de détails, au point qu’il suffirait d’ouvrir la fenêtre et d’y plonger. Je m’invente ses personnages, leurs conversations autant que les raisons de leur silence. Décidément, les sujets qui nous habitent ne cessent de se tisser entre eux.

    Louise Janet, De quoi parle t’on quand on parle d’amour ?, 2025
    visible actuellement Galerie Elsa Meunier au 15, rue Guénégaud 75006

    Je vous quitte avec la liste des principes de l’écriture selon Wajdi Mouawad retranscris scolairement dans mes carnets :

    • Les choses commencent bien avant qu’elles ne commencent
    • Créer de s’enseigne pas. L’expérience encombre l’écriture. Communiquer n’est pas créer
    • Je ne suis pas propriétaire de ce que j’écrie, mais locataire. Protéger son texte passe par le langage que j’emploie à son égard. Dissocier permet de décloisonner, d’entamer une histoire, un compagnonnage. La métaphore est le mode de langage de ceux qui portent un fardeau
    • Tout est écriture. L’unité est une addition des altérités, comme le blanc est une addition des couleurs. Disséquer permet de rendre compte. Toutes les pièces du puzzle s’imbriquent les unes dans les autres. Il existe une change sur des milliards que tous les passagers du RER descendent à Fontenay-sous-bois
    • Écrire est la conviction d’être conjugué par quelque chose qui nous aime. Déployer ses capteurs, noter les symptômes perçus sans en connaître l’image ni la grandeur. Ne pas employer d’infinitif, ou le moins possible, qui nous fige en dehors de l’action
    Le Kiki adorable de Louise Janet